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LA NAISSANCE D'UN CHEF

 

 

Trente ans de vacances aveyronnaises ont fait de moi presque une native de la région… Et c’est avec grande joie que chaque été un séjour dans une ferme qui fut auberge avant l’heure me replongeait dans mon ambiance agricole chérie… une famille devenue presque la mienne. Cette année-là, le séjour se fit exceptionnellement en juin,  un peu tôt en saison à près de 800 mètres d’altitude et, comme je buvais le pot de bienvenue avec Thérèse, la bonne fermière, cuisinière et pâtissière hors pair, André, son époux, entra dans la cuisine par la porte donnant sur la ferme. Il s’assit pour partager la bienvenue mais, alors que nous parlions, sa tête dodelinait et pouf â€¦ il s’endormait… se secouait et cela recommençait.

- Ah, dit-il, confus… bientôt la retraite… on ne se fait pas jeune ! A presque soixante ans, le travail de ferme n’est pas de tout repos !

Thérèse vint à son secours :

- Il faut dire que tu passes tes nuits à l’étable.

André sourit et se retournant vers moi dit :

- C’est la période du vêlage. J’en ai eu six cette semaine et il y en a encore un prévu cette nuit !

Je m’exclame :

- Je n’ai jamais vu naître un veau !

- Comment, depuis que tu viens ?

- Oui… au départ j’étais trop petite et mes parents n’ont pas voulu… pour Grisette… vous vous rappelez ? Je n’ai été autorisée à venir que quand sa mère la léchait, même que j’ai demandé à maman si elle avait fait pareil avec moi !

Tout le monde éclate de rire.

- Et souvent quand nous venions l’été ce n’était pas la bonne période.

- Ça te dit d’en voir un ?

- Oh, oui, oui… surtout en plus si vous prenez la retraite !

- Alors je t’appelle cette nuit ?

- Oh, oui, oui !

Je vais tout de même me coucher tout en préparant mes habits… au cas où… et je m’endors…

Pom pom pom…

On tape à la porte. Assez fort pour que je l’entende, pas trop pour ne pas réveiller tout le monde.

Je vais derrière la porte et je dis :

- Je viens (assez fort pour qu’il m’entende, pas trop pour ne pas réveiller tout le monde).

Je m’habille vite fait et je sors. André m’attend. Le parquet craque, l’escalier en bois aussi, malgré nos précautions. Voici la cuisine silencieuse et la porte qui donne sur la ferme. Nous sortons… l’air est humide… la chienne de berger, Marquise, attend André. Le chemin est mouillé. De l’herbe coulent des gouttelettes sur mes chaussures. On longe un champ car la ferme est séparée de la maison par un espace… la basse-cour… le hangar pour la paille et le matériel… le bloc sanitaire des campeurs, comme autant de bêtes tapies dans l’ombre.

Malgré l’absence d’éclairage, la nuit n’est pas totale. L’éclairage public de la rue qui passe derrière les bâtiments aide les étoiles à éclairer le chemin. Voici l’étable et son éclairage antique… les mères et les veaux.  Une belle vache rousse meugle désespérément… les autres lui répondent de temps en temps, à moitié endormies. Ce sont toute des mères en maternité car l’été le troupeau dort dehors. La parturiente insiste. « Ã‡a fait mal, Â» semble-t-elle dire, ce qui ne perturbe pas ses copines. Debout, elle s’agite. Pour faciliter ses mouvements , André l’a détachée.

Nous prenons place sur des bottes de paille.

- Il n’y a plus qu’à attendre, dit le fermier,  C’est son premier veau !

Bientôt, un silence s’installe, troublé uniquement par les meuglements de l’accouchée. Soudain … pouf ! André dodeline de la tête. Il n’arrive plus à rester éveillé.

- Si vous voulez, dis-je, toute fiérote, trop heureuse de me rendre utile, dormez et dites ce que je dois faire.

Il ne se le fait pas dire deux fois.

- C’est ce que je vais faire !  Tu m’éveilles, dès que tu vois un petit sabot sortir.

Et, sur ce, il s’endort du sommeil du juste sur la paille. Moi, je surveille, les yeux grands ouverts. Je n’ai pas sommeil,  mais alors, pas du tout ! Un quart d’heure passe… une demi-heure… trois quart d’heure… pas l’ombre d’un sabot… elle ne se couche pas… s’agite toujours désespérément… c’est long et ça m’inquiète ! Je m’agite un peu, me demandant si je dois réveiller André ou pas. Il sursaute et s’assied sur son séant.

- Ça fait une heure et je ne vois rien venir ! J’allais vous réveiller. C’est normal ?

- Non , pas du tout ,dit-il.

Il saute sur ses pieds, s’approche de la vache et lui rentre dedans. Oui,  on a l’impression que cet homme costaud, trapu, mais pas très grand, va rentrer, non seulement les bras, mais aussi la tête et tout entier ! Il tire… l’effort est visible… et d’un seul coup tout vient les sabots, les cuisses, le corps dans un flot de sang et avec un grand plouf ! Il est tombé sur la paille. La vache ne s’est pas couchée.

C’est un garçon et il est beau… gros. Il regarde autour de lui l’air ahuri : « Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Â»

La vache, tout en évacuant les delives , meugle toujours et tourne autour de lui… « Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est moi qui l’ai fait ? Â»

- Tu vois, dit André, elle l’aime, mais elle ne sait pas comment le lui dire !

Pourtant, il faudrait qu’elle le lèche, pour le nettoyer et aussi qu’ils fassent connaissance, s’imprègnent de leur odeur réciproque pour se reconnaître par la suite.

- Peut-être qu’un peu de sel ?

André se retourne, surpris. Je suis assez fière de moi. Trente ans de ferme, ça forme sa bonne femme, tout de même !

- C’est ce que j’allais faire, dit-il.

Les vaches adorent le sel.  On leur en donne des pierres à lécher dans les champs. André va chercher du gros sel  et en frotte le veau. Sentant l’odeur de la friandise, sa mère s’approche, le renifle et commence à le lécher, doucement, puis avec de plus en plus d’énergie. Le gros bébé, encouragé par l’affection maternelle, entreprend de se mettre debout, habitude ancestrale du temps où il fallait pouvoir fuir tout de suite les fauves avec le reste du troupeau. Il tombe, retombe, puis finit par réussir. Tremblotant sur ses pattes et gêné par son poids, il se dirige alors vers le sein maternel et commence à téter, tandis que la vache entreprend de se restaurer à son tour, avec l’air décontracté d’un amateur de chewing-gum, comme si rien ne s’était passé. C’est le moment de retourner se coucher, non sans avoir enlevé les délivres qu’en des temps ancestraux la mère aurait mangé pour que le sang n’attire pas les prédateurs, réconfort hormonal perdu par des siècles de civilisation.

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